Piétons et cyclistes :
à Strasbourg, une relation complexe

Même si la mise en danger relève souvent plutôt du ressenti que des chiffres d’accidentologie, l’usage de l’espace entre piétons et cyclistes génère des tensions dans le centre de Strasbourg.

La scène se passe un matin de semaine, rue de la Première-Armée, à Strasbourg. Deux mamies remontent en direction de la cathédrale, lorsqu’une grosse voiture, clignotants en guise de laissez-passer, se gare brutalement devant elles, sur le trottoir. Les dames se décalent, mais au même moment, un livreur à vélo les double vivement, suivi par une cycliste à l’allure plus modérée — il n’y a pas de piste à cet endroit, au fait. Et voici qu’une trottinette électrique se faufile à toute berzingue dans cet enchevêtrement de trajectoires. En moins de 15 secondes, ces passantes ont vu leur espace rétrécir et devenir insécurisant.

« Ils vous frôlent, ils forcent le passage »

« Quand on est jeune, on s’accommode peut-être, mais les personnes âgées sont plus lentes, et elles se plaignent beaucoup des cyclistes sur les trottoirs », déplore Gilles Huguet, de l’association Piétons67, dont un membre vient de signer une tribune dans les DNA pour apaiser « la jungle urbaine ».

« Ils vous frôlent à 5 ou 10 cm, ils forcent le passage. Quai Saint-Jean, quand le bonhomme est enfin vert pour traverser, les vélos vous coupent la route : aucun ne respecte les feux. En tant que piétons, on est sacrifiés », se fâche de son côté Karim Hachemi-Osswald, un habitant du quartier gare, vent debout contre « la dictature du vélo ». Sa bête noire : les vélos-cargos, qu’il photographie sous toutes les coutures. Dans la Grand’rue, il n’hésite pas à parler de « danger de mort » — il faut préciser qu’il doit composer avec une déficience visuelle. Il dénonce aussi une fausse piétonisation des rues du Jeu-des-Enfants, du Maire-Kuss et du 22-Novembre.

« Le populisme pro-piéton existe »

« On ne peut pas aujourd’hui nier le problème des conflits piétons-cyclistes », admet Alain Jund, vice-président de l’Eurométropole en charge de la politique cyclable — et attendu au tournant pour trouver des solutions à cette thématique qui a traversé la campagne municipale strasbourgeoise. Avec une amplification du trafic qui complique les choses.

« Il y a un décalage en train de se créer parce que le vélo, au départ, est un transport individuel, mais quand il y en a des centaines, on n’est plus dans le [moyen de déplacement personnel] où chacun fait ce qu’il veut », explique Olivier Razemon, auteur de l’essai Le pouvoir de la pédale, comment le vélo transforme nos sociétés cabossées , invité récemment à Strasbourg pour une rencontre publique avec le Cadr67, l’association des acteurs du vélo.

Rue d’Austerlitz, le spécialiste a calculé que « chaque piéton croise en moyenne deux cyclistes » — alors que la circulation leur est interdite en journée et qu’une piste bidirectionnelle offre un itinéraire parallèle rapide à 40 m de là, rue des Boeufs. « Ça ne paraît rien, mais quand on est à pied, on est un peu déstabilisé. » Surtout si l’on est plus fragile. « C’est quelque chose qu’on voit dans toutes les villes, qui provoque beaucoup d’agacement. Ce n’est pas impossible qu’à un moment un mouvement politique joue sur cette hostilité anti-cycliste. Le populisme pro-piéton existe. »

Très peu d’accidents

Mais, même Gilles Huguet le reconnaît, « il y a quand même très peu d’accidents ». Et Fabien Masson, qui dirige le Cadr67, va plus loin : « Dans la faible accidentologie qu’on relève, on a du tort à 50-50 ». Pour lui, le problème de cohabitation est « une responsabilité partagée ». À celui qui pédale en actionnant sa sonnette tout le long d’une rue piétonne en mode « pousse-toi de là », on peut opposer le passant sur la piste insultant le cycliste qui vient de l’avertir — pour le protéger. « Sur son trajet, le cycliste va être plusieurs fois en conflit avec les autres usagers : c’est ça qui use et entraîne les mauvais comportements », estime Fabien Masson.

Mais pour lui, « ces conflits, c’est la récompense de 30 ou 40 années d’efforts ; c’est une bonne problématique, qu’on eue beaucoup de pays nordiques ». À Strasbourg, pour les solutions, de s’inspirer de ces villes devenues cyclables avant elle.

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Le « trottoir à la strasbourgeoise »

À Strasbourg, le cycliste vilipende le piéton sur la piste, le piéton alpague le cycliste sur le trottoir, mais au fond, même en respectant le Code de la route, même lorsque chacun s’accommode poliment, tous les usagers subissent du stress à cause des infrastructures. « Il y a 40 ans, Strasbourg ne pensait pas arriver à 20 % de cyclistes dans l’hyper-centre avec tous ces piétons », retrace Fabien Masson, au Cadr67 (notre vidéo ci-dessous).

Lorsque la pionnière a commencé à tracer son réseau cyclable, elle a beaucoup pris l’espace à la marche et non à la voiture. C’est ce qu’Olivier Razemon, spécialiste des mobilités, stigmatise aujourd’hui comme « le trottoir à la strasbourgeoise » : la piste multiplie les gênes mutuelles (voir notre timelapse de la rue du Faubourg-de-Pierre ci-dessous). Et à chaque intersection, si l’on ajoute la circulation routière, voire le bus et le tram, c’est un festival.

Propulsons-nous un matin de semaine au croisement près de l’arrêt de tram Étoile-Bourse, pour observer la cohabitation. Le long du quai Fustel-de-Coulanges passe la piste cyclable bidirectionnelle, sur un trottoir dont il ne reste pas grand-chose pour les autres usagers. Le Sirac y a mesuré un peu plus haut en septembre une fréquence qui monte à 4 000 vélos par jour.

Du côté ouest du carrefour, le bus L1 décharge toutes les dix minutes une quinzaine de personnes qui traversent la piste. La plupart du temps sans regarder, et pas forcément sur le passage qui leur est dédié — où par ailleurs aucun des 85 cyclistes ne s’arrête.

Du côté sud du carrefour, les trams se succèdent à une cadence continue, laissant sortir des vagues de voyageurs qui viennent traverser rails, route et piste cyclable en tous sens. Pour ne rien arranger, comme à de nombreux endroits de Strasbourg, le passage piéton a été tracé en parfaite continuité avec… la piste. Ou comment envoyer directement les passants dans les roues et vice-versa. L’équipement ne donne aucune chance à la cohabitation sereine.

Pourtant, en dépit de gênes mutuelles constatées chaque minute ce jour-là, aucun coup de sonnette, aucune remarque, aucune hostilité : les gens s’esquivent sans broncher. Loin de la guerre ouverte, les Strasbourgeois passent vraisemblablement le plus clair de leur temps à s’adapter. Qu’ils tiennent un guidon ou qu’ils battent le pavé.

Et le feu, alors ?

Lorsqu’un piéton traverse, il compte sur le fait que les voitures vont rester arrêtées tant que son petit bonhomme reste vert. Quant aux vélos, c’est nettement moins sûr. Et c’est un agacement qui revient souvent dans les courriers des lecteurs des DNA.

Lors d’une observation près de l’arrêt de tram Étoile-Bourse, sur 85 cyclistes circulant sur la piste du quai Fustel-de-Coulanges, 40 ont trouvé le feu rouge. Ils se sont parfois arrêtés ponctuellement le temps de laisser passer des voitures ou le tram. Mais 95 % l’ont grillé dès qu’ils s’estimaient hors de danger (et 100 % des piétons). Seules deux personnes à vélo ont délibérément attendu que le voyant soit vert pour elles, quand bien même la voie était libre.

Pourtant, le temps perdu à être réglo peut se relativiser. Sur un trajet quotidien d’environ 45 minutes, qui va de Plobsheim à la rue de la Nuée-Bleue à Strasbourg, l’arrêt aux feux nécessite environ 42 secondes. Et ne pas les respecter ne fait gagner que 21 secondes, le temps de pouvoir « raisonnablement » transgresser, sans non plus passer sous une voiture, ou monter dessus. À chacun de faire son calcul, mais 21 secondes peuvent se vivre comme une contribution à une cohabitation pacifiée.

Dix idées pour en finir avec les conflits piétons-cyclistes

Pour sortir de la gêne quotidienne entre usagers du vélo et passants de Strasbourg, il existe des solutions. La plupart relèvent de la collectivité, mais quelques-unes sont à portée de guidon. Et la liste n’est pas exhaustive.

1. Sortir les pistes des trottoirs

Plus aucun aménagement cycliste sur les trottoirs : l’objectif semble mettre tout le monde d’accord : les associations de cyclistes et de piétons, ainsi que le nouvel exécutif strasbourgeois et eurométropolitain, au moins pour les projets à venir. Mais pour enlever tout ce qui a été fait depuis 40 ans, il y a du travail !

2. Créer un vrai contournement du centre, et même de la ville

Jusqu’ici, les pistes se sont développées pour mener à l’hypercentre et non pour créer des liaisons transversales continues, que ce soit entre les quartiers de Strasbourg ou entre les communes de l’Eurométropole. Le loupé de la Vélostras au dernier mandat avive l’urgence.

3. Garantir des espaces sans vélo

À certains endroits (comme la place Kléber) et/ou certains moments (comme le samedi après-midi) où la concentration de passants est trop forte, circuler à vélo pourrait être interdit, comme dans certaines grandes villes cyclables aux Pays-Bas ou au Danemark — à condition d’avoir créé et balisé les alternatives. C’est déjà le cas à Strasbourg pour la rue d’Austerlitz en journée depuis dix ans.

4. Verbaliser les comportements dangereux

« C’est une minorité qui ne respecte pas le Code de la route  », estime Fabien Masson, au Cadr67. Le représentant des cyclistes plaide lui-même pour « des verbalisations adaptées et intelligentes », ciblant « celui qui roule à toute vitesse et fait n’importe quoi ». Mais ce serait plus efficace une fois que les espaces de circulation des différents modes ont été revus, la signalétique renforcée et les usagers sensibilisés. Une précédente campagne, stoppée en 2016, avait selon lui porté ses fruits et aurait dû se poursuivre.

5. Peindre les tracés en vert

Le spécialiste de la ville cyclable Olivier Razemon cite en exemple la ville de Kingersheim : « Beaucoup de cheminements sont peints en vert. Le cycliste voit où il peut passer. Et quand on est en voiture, on voit aussi l’endroit où on peut faire attention aux vélos ». Le piéton, lui aussi, fera plus attention où il met les pieds. À Strasbourg, c’est le cas seulement dans certains croisements. Mais, regrette de son côté l’un de nos lecteurs, « le marquage au sol en vert pour les vélos et en blanc pour les piétons [y] a quasiment disparu partout, ce qui n‘incite pas au respect mutuel. »

6. Sécuriser les itinéraires

Il ne suffit pas de sortir les pistes des trottoirs, puisque certains y pédalent même en l’absence de tracé. Aux endroits jugés peu sûrs (comme l’avenue des Vosges , les boulevards Wilson et Poincaré, et généralement tous les couloirs de bus partagés avec les cyclistes), les moins aguerris préfèrent monter sur le trottoir. Avec le nombre de novices qui ne cesse d’augmenter, proposer des pistes sécurisées peut réduire cette source de conflits.

7. Synchroniser les feux

Pour éviter de créer des embouteillages de montures ou des frustrations qui poussent à forcer le passage lorsque la rotation des feux est trop longue (exemple, place de Bordeaux), de grandes villes comme Montréal synchronisent les feux à la vitesse des vélos. À Strasbourg, sur certaines avenues, le cycliste n’a même pas le temps de traverser entièrement sans s’arrêter sur le terre-plein central (rue Georges-Wodli), à moins qu’il ne puisse profiter du feu vert en raison de la queue devant lui (route de Vienne).

8. Changer la carte mentale des cyclistes

Même s’il reste à faire en matière de contournement, pour choisir son itinéraire, le cycliste utilise souvent ses réflexes de piéton (qu’il est aussi forcément) dans le centre-ville. Jean-Baptiste Gernet, adjoint aux mobilités dans la mandature précédente, préconisait de changer de « carte mentale ». Par exemple, pour aller de la gare au centre administratif, inutile de s’engouffrer dans la rue du Maire-Kuss pour couper par le centre : le plus efficace, c’est de prendre les boulevards et le quai Pasteur.

9. Militer par l’exemple

Chaque cycliste qui s’arrête pour laisser passer un piéton envoie un message positif qui contribue à faire redescendre la pression générale. Idem pour le « merci » à la personne qui s’est poussée. La personne qui attend au feu influence celles et ceux qui arrivent derrière elle : un moyen tout personnel d’encourager les bonnes pratiques. En se souvenant que ce que le piéton attend du cycliste, c’est ce que celui-ci attend de l’automobiliste : garder ses distances pour dépasser, rester patiemment derrière si ce n’est pas possible, ne pas forcer le passage.

10. Raisonner en termes d’usage et non d’usager

Pour sortir des affrontements monoblocs, « les » piétons contre « les » cyclistes, Olivier Razemon préconise de raisonner en termes de déplacement et non de personne. Parmi les 16 % de cyclistes strasbourgeois qui, selon l’Insee, utilisent leur bicyclette pour aller travailler, certains ont sans doute, à un autre moment, pour un autre usage, besoin d’une voiture. Et ils vont aussi laisser leur vélo au garage pour aller acheter du pain ou faire un tour en ville.